Pourquoi les symptômes des femmes ne sont pas pris au sérieux à cause du gaslighting médical

Sophie Lambert

Le phénomène de gaslighting : une manipulation insidieuse de la perception de la réalité

Le gaslighting désigne une méthode de manipulation psychologique par laquelle une personne cherche à faire douter une autre de ses propres perceptions, de ses souvenirs ou même de sa santé mentale. Ce terme tire ses origines du film classique Gaslight, datant de 1944, où un mari manipule sa femme en baissant progressivement la lumière à gaz de leur demeure, tout en niant toute modification visible, afin de la faire douter de sa santé mentale. La technique consiste donc à déstabiliser la victime en lui faisant croire que ses sensations ou ses souvenirs sont erronés, dans le but de prendre le contrôle ou de justifier certaines actions.

Dans le secteur de la santé, cette pratique prend une forme particulière qu’on qualifie de gaslighting médical. Concrètement, il s’agit pour certains professionnels de la santé de minimiser, de psychologiser à l’excès, voire de nier complètement les symptômes que la personne leur rapporte. Ce genre d’attitude ne concerne pas seulement quelques cas isolés, mais semble malheureusement être une problématique systémique. En particulier chez les femmes, la victimisation par cette forme de manipulation est nettement plus fréquente. Plusieurs raisons expliquent cette tendance : des biais sexistes inscrits dans le système médical, des stéréotypes de genre encore présents, une connaissance souvent inadéquate des manifestations spécifiques aux corps féminins, ainsi que le manque d’études ou d’essais cliniques sur ces sujets. Résultat, il arrive que des patientes entendent des phrases telles que « C’est dans votre tête », « Vous êtes trop stressée », « Vous en faites un peu trop », ou encore « C’est normal d’avoir mal pendant les règles ». Autant de phrases qui offrent une négation de symptômes manifestement réels, reportés par des femmes, et qui peuvent laisser place à un doute injustifié ou à une invalidation totale de leurs expériences.

Il est important de souligner que cette négation des douleurs ou des inconforts rapportés par les femmes ne résulte pas toujours d’une intention consciente de leur part. Dans de nombreux cas, il s’agit d’un biais inconscient ou d’une perception erronée inscrite dans la pratique médicale quotidienne. Ce phénomène a particulièrement été mis en lumière lors de la crise du Covid long, où il a été constaté que les femmes étaient majoritairement touchées par cette maladie chronique. Deux experts de renom ont d’ailleurs publié un article dans le New England Journal of Medicine en 2021, dans lequel ils dénoncent cette tendance à nier ou minimiser systématiquement les symptômes féminins. Selon eux, une partie de cette attitude s’explique par une longue histoire de mépris ou de rejet des plaintes féminines, associée à une volonté inconsciente de qualifier certains symptômes de psychologiques, plutôt que biologiques. Le Covid long n’a fait que renforcer cette tendance, en montrant que les femmes étaient souvent ignorées ou sous-estimées dans leur lutte pour faire reconnaître leurs symptômes.

Les recommandations paradoxales : inviter à consommer de l’alcool face à la douleur

Une autre manifestation de ce phénomène a été dévoilée à travers une étude récente menée aux États-Unis, consacrée aux douleurs vulvo-vaginales. Publiée le 8 mai dernier dans la revue Jama Network Open, cette recherche met en évidence la persistance de comportements problématiques de la part de certains professionnels de la santé. L’étude s’appuyait principalement sur les témoignages de patientes recueillis via le site de la National Vulvodynia Association. Ces femmes ont relaté leur parcours médical, souvent marqué par des recommandations étonnantes ou inadéquates. Parmi les thèmes récurrents, on trouve notamment la recommandation de se détendre davantage ou encore, de façon complètement inappropriée, l’incitation à consommer de l’alcool pour soulager leurs douleurs, ce qui représente une pratique à la fois maladroite et potentiellement risquée. La recherche a analysé 447 parcours de patientes, dont l’âge moyen était de 41,7 ans.

Les résultats dévoilent une réalité préoccupante : près de 42 % des femmes interrogées ont reçu comme conseil de simplement se détendre davantage pour faire face à leurs douleurs, tandis qu’une cinquantaine de pour cent ont reçu l’injonction de boire de l’alcool dans le but, apparemment, de soulager leur inconfort. Par ailleurs, plus de la moitié des patientes ont envisagé de stopper leurs soins ou leur traitement parce que leurs préoccupations n’étaient pas prises au sérieux. Une part importante (20,6 %) a été orientée vers une consultation psychiatrique sans qu’un traitement médical soit prescrit. Enfin, plusieurs femmes ont évoqué un sentiment d’insécurité ou de méfiance lors de leurs consultations, ainsi que des expériences où elles ont été assimilées à des « folles », un comportement que l’étude considérait comme l’un des plus difficiles à endurer pour ces patientes, reflétant le poids psychologique extrême associé à leur douleur.

L’analyse qualitative de ces parcours a révélé que la majorité des témoignages évoquaient un déficit évident de connaissances chez le clinicien, ainsi qu’un comportement dédaigneux ou méprisant. Ces éléments s’ajoutent à une cartographie alarmante de l’insuffisance de soins adaptés pour ces patientes, qui se voit souvent refuser la prise en charge correcte ou doit attendre plusieurs années avant d’obtenir un diagnostic précis.

La médecine encore en retard : des diagnostics souvent différés et une prise en charge inadéquate

Ce problème n’est pas isolé et se manifeste également dans d’autres pathologies, comme en témoigne une enquête publiée en mai 2025 par l’association Agir pour le cœur des femmes. Cette étude a recueilli les réponses de plus de 2 000 femmes, révélant qu’un peu plus d’un tiers d’entre elles ont expérimenté une absence d’écoute ou une minimisation de leurs symptômes par le corps médical. Plus inquiétant encore : ce phénomène touchait 60 % des femmes de moins de 25 ans, illustrant une disparité majeure selon l’âge et le genre. Ces situations ont des répercussions concrètes, notamment en termes de délais de diagnostic ou de sous-prise en charge. On peut citer, par exemple, de longues années d’attente avant d’obtenir un diagnostic d’endométriose, en raison de douleurs menstruelles très vives qui ne sont pas toujours prises en compte à leur juste valeur. Une étude de 2008 avait déjà mis en évidence que, face à une douleur équivalente, les femmes recevaient en urgence un traitement opioïde nettement moins souvent que les hommes, et en moyenne plus tardivement. Sur plusieurs autres maladies, comme l’infarctus, la différence de traitement est flagrante : en 2025, l’Académie de médecine a signalé que la mortalité hospitalière chez les femmes était presque trois fois plus élevée que chez les hommes, en partie à cause d’un retard de diagnostic important. Une étude danoise de 2019 a aussi montré que pour 770 maladies, les femmes étaient systématiquement diagnostiquées en moyenne 4 ans plus tard que les hommes, avec des écarts de plusieurs années pour le cancer ou le diabète. Ce retard dans la reconnaissance des symptômes contribue ainsi à aggraver les pronostics et à réduire les chances de traitement efficace pour certaines pathologies, renforçant la nécessité d’une évolution des pratiques médicales pour garantir une meilleure équité.

Sophie Lambert

Sophie Lambert

Née à Colmar et passionnée par les enjeux sociaux et environnementaux, j’ai choisi le journalisme pour donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend pas. Je crois en une presse locale libre, engagée et accessible à toutes et tous.