La EV1, la voiture interdite par GM, va enfin reprendre la route, suscitant la nostalgie

Sophie Lambert

L’émergence du défi environnemental en Californie à la fin des années 1980

Au cours de la fin des années 1980, la qualité de l’air en Californie atteignait un niveau alarmant, devenant la plus mauvaise de tout le territoire américain. En 1989, une partie significative de la population de Los Angeles, notamment ceux âgés entre 15 et 25 ans, souffrait de nombreuses affections respiratoires. Les taux d’asthme, de cancers liés à la pollution, et d’autres maladies pulmonaires explosaient dans cette région. Face à cette situation critique, les autorités californiennes ont rapidement tiré la sonnette d’alarme. La raison principale du problème, selon elles, reposait sur le secteur automobile : alors que des prototypes de véhicules écologiques étaient régulièrement présentés par les constructeurs, ces modèles ne voyaient jamais réellement le jour, restant à l’état de simple concept. La pression s’est donc accrue sur l’industrie automobile pour qu’elle adopte une approche plus respectueuse de l’environnement.

Intervention législative pour encourager la voiture propre

Face à cette crise écologique, le Conseil des ressources atmosphériques de Californie a adopté une loi d’une nouveauté sans précédent dans le domaine. Cette réglementation imposait aux fabricants d’automobiles une obligation : pour pouvoir continuer à commercialiser leurs véhicules dans cet État, ils devront atteindre des quotas minimaux de voitures exemptes d’émissions polluantes. La mise en œuvre de ce système garantissait que, dès 1998, 2% des véhicules vendus soient zéro émission, quota qui s’élevait à 5% en 2001, puis à 10% en 2003. Les grands noms de l’industrie, comme General Motors, Toyota, Honda ou Daimler Chrysler, se sont inclinés, du moins en apparence. La pression réglementaire leur laissait peu d’alternative, et ils se devaient de s’aligner sur ces nouvelles exigences si ils voulaient maintenir leur présence sur ce marché crucial.

Le Projet Impact, une réponse en sous-main

Dans le cadre de cette dynamique, General Motors, soutenu financièrement par le gouvernement Clinton, a engagé un investissement colossal d’un milliard de dollars dans le projet Impact, visant à produire en série une voiture électrique. Pour accélérer le processus, l’entreprise a recruté massivement de jeunes talents, chargés de repenser entièrement la conception automobile, avec pour objectif d’innover pour le futur. Le projet a bénéficié de la collaboration de l’ingénieur Alan Cocconi, qui a conçu dans son garage le premier prototype du véhicule. Cette méthode de développement, axée sur une totale liberté de création, avait deux avantage majeurs : d’une part, elle permettait d’éviter les réflexes traditionnels issus de décennies d’ingénierie automobile, et d’autre part, elle offrait une opération secrète, à l’abri de l’attention des médias et des concurrents, dans une Californie où tout était à reconstruire hors de l’ombre de Détroit. La voiture naissante était conçue pour faire patienter l’État de Californie en attendant une hypothétique production en série.

Création d’une voiture low cost et ingénieuse

Grâce à l’intervention d’artisans locaux, GM a pu limiter considérablement ses coûts de fabrication. Le prototype EV1 a ainsi été livré en 1989 pour une somme modique de trois millions de dollars. Sa conception était épurée : le véhicule ne comprenait qu’une seule pièce mobile, et évitait toute complexité mécanique comme l’embrayage, les engrenages, ou les circuits d’huile, ainsi que les éléments de sécurité antipollution et les soupapes. La grande complexité résidait principalement dans l’électronique, confiée à Cocconi. La question des batteries a été confiée à Stan Ovshinsky, spécialiste reconnu dans ce domaine : GM a racheté son entreprise située à une cinquantaine de kilomètres de ses centres de recherche. Après quelques semaines de développement, Ovshinsky annonce dans la presse avoir réalisé des avancées considérables sur la technologie des batteries. Cependant, GM, soucieux de préserver son secret, lui interdit par la suite toute communication publique. Initialement, la presse ne retient pas ses batteries innovantes, préférant se focaliser sur d’anciennes batteries plomb-acide fournies par Panasonic, qui équipaient encore la majorité des prototypes.

Un record d’aérodynamisme et une voiture ultralégère

Malgré ces restrictions, le prototype Impact s’est montré remarquable par ses atouts techniques et esthétiques. Sa structure en aluminium légère offrait une grande résistance, tout en contribuant à réduire le poids total du véhicule. L’électronique embarquée comprenait un contrôle sophistiqué de la motricité aux roues avant pour gérer le couple, une pompe à chaleur permettant de limiter la consommation électrique de la climatisation, ainsi qu’un système d’ouverture sans clé. Ses vitres spéciales étaient conçues pour réguler la température intérieure en fonction du soleil en ne laissant passer la chaleur que dans un seul sens. Le contrôle de freinage géneré par récupération d’énergie permettait aussi de recharger la batterie. L’ensemble disposait de pneus anti-crevaison à faible résistance au roulement. Mais la caractéristique la plus frappante restait son coefficient aérodynamique exceptionnel : un Cx de 0,19 et une surface frontalement réduite à 0,36 m², des chiffres sans précédent à l’époque, attestant de l’incroyable finesse de cette voiture dédiée à la performance aérodynamique.

Une révélation lors du Salon de Los Angeles en 1990

Lors de l’ouverture du salon automobile de Los Angeles en 1990, la surprise fut totale : personne ne s’attendait à voir une voiture électrique aussi avancée, à la fois élégante, innovante et préfigurant un futur prometteur. La presse fut unanime à saluer cette « Tesla avant l’heure ». Mieux encore, le président de GM, Roger B. Smith, se montra satisfait de cet accueil et lança à la presse que l’entreprise respectait désormais strictement les futures lois californiennes visant à améliorer la qualité de l’air. L’Impact, dessinée en deux places sous une forme évoquant une goutte d’eau ou un coupé sportif, séduit par son attitude dynamique. En 1994, cette voiture électrique établit même un record mondial de vitesse pour un véhicule du genre : 295 km/h, prouvant ainsi qu’elle pouvait allier rapidité et autonomie.

Une version de série très fidèle au concept initial

En 1996, GM présente la version de série du véhicule, qui conserve une apparence très fidèle à l’Impact. Sa carrosserie aérodynamique, parfaitement intégrée, supprime tout bruit parasite et améliore l’expérience intérieure. Performante, cette voiture de 2 places voit son accélération 0 à 100 km/h en seulement 8 secondes. Sa vitesse maximale est limitée à 125 km/h, même si la puissance de sa transmission et ses aérodynamiques permettraient de dépasser largement cette barrière. L’intérieur affiche un design futuriste, avec un tableau de bord digital très innovant à l’époque. La possibilité d’installer un chargeur sans contact, utilisant la transmission inductive d’énergie, a été également intégrée, permettant de charger la voiture à distance dans une certaine limite. La première génération pouvait parcourir entre 90 et 150 km avec ses batteries plomb-acide Delco, tandis que la seconde génération, équipée de batteries Nickel-Métal Hydrure Ovionic, annonçait une autonomie améliorée jusqu’à 225 km.

Une force commerciale jeune et motivée

Pour commercialiser une telle innovation, GM a constitué une équipe de vente distincte, composée exclusivement de jeunes professionnels d’environ 25 ans, répartis par régions. Leur spécialité : promouvoir la voiture dans un cadre conservateur tout en insistant sur ses atouts technologiques. La location de l’EV1 était la seule option proposée : il n’était pas possible de l’acheter. Les loyers mensuels variaient entre 299 et 574 dollars, pour une durée maximale de trois ans. Le prix initial du véhicule, compris entre 33 995 et 43 995 dollars, cadrait avec le concept innovant qu’il représentait. Toutefois, GM a rapidement compliqué le processus d’acquisition en imposant des démarches strictes : questionnaire détaillé sur l’identité, la vie privée, et le parcours professionnel du futur locataire. Même des célébrités comme Mel Gibson peinaient à obtenir leur contrat : cette procédure dissuasive limitait drastiquement le nombre de prétendants. Seuls les plus motivés ou privilégiés par des contacts pouvaient prétendre à cette aventure.

L’accès à l’EV1, une épreuve complexe et sélective

GM ne voulait pas rendre si simple la possession de cette voiture révolutionnaire. Avant de louer le véhicule, chaque candidat devait passer par une série de contrôles et de formations, notamment une formation pour maîtriser ses spécificités électriques. La sélection était draconienne : un processus long, demandant patience et détermination. Les prétendants, parfois très médiatisés, comme Mel Gibson, devaient également montrer un intérêt réel pour la technologie. En résumé, la possession de l’EV1 ne s’obtenait pas aisément, mais réservée à une clientèle triée sur le volet, susceptible d’être convaincue par une démarche volontaire et exigeante.

Sabotage, rumeurs et obstacles innombrables

Mais GM n’a pas facilité la vie à ses futurs clients. La marque voulait avant tout compliquer leur accès à cette voiture électrique. Outre la procédure difficile, elle impose un questionnaire approfondi sur la vie personnelle des candidats, leur parcours professionnel, et même leur situation familiale. De plus, pour certains premiers clients célèbres comme Mel Gibson, la validation a été laborieuse. Une fois la location engagée, ceux-ci devaient suivre une formation pour connaître toutes les subtilités du véhicule électrique. La liste d’attente se constituait alors sous la surveillance étroite des commerciaux, chacun étant assigné à une région. L’opération n’était pas simple pour GM : l’objectif était de réduire sa diffusion autant que possible, notamment en limitant l’accès à une zone géographique restreinte, principalement la Californie et l’Arizona.

Une campagne promotionnelle contre-productive et anxiogène

Les stratégies publicitaires de GM pour l’EV1 ont été tout sauf rassurantes. Au lieu de rassurer ou d’éduquer le public, la marque a choisi une communication alarmante, voire effrayante. Par exemple, un spot télévisé montrait une EV1 évoluant dans un lotissement sous un orage, où tous les appareils électriques se déconnectaient pour suivre la voiture comme des marionnettes contrôlées par une puissance extérieure. La musique stressante et les images inspirées de films de science-fiction accentuaient cette impression d’un futur inquiétant. Seul message à la fin : « La voiture électrique est là ». Les responsables marketing ont ensuite demandé à GM d’intégrer des données techniques rassurantes, telles que la vitesse ou l’autonomie, mais la société a préféré choisir des campagnes encore plus anxiogènes, illustrant cette fois des scénarios extraterrestres analysant cette “machine de l’espace”. Une stratégie visant purement à semer la crainte plutôt qu’à rassurer.

Une opposition féroce de GM contre la législation écologique

Parallèlement, GM a lancé une lutte larvée contre la législation californienne visant à promouvoir la voiture propre. Le constructeur, en lien avec d’autres grands groupes, a exercé une forte pression pour faire annuler ou affaiblir la réglementation. On a assisté à la création de faux groupes de consommateurs, financés par les grandes compagnies pétrolières, pour dénoncer la mainmise de l’État sur la qualité de l’air ou pour contester le financement des stations de recharge. Ces organisations fantômes ont floodé la presse avec des articles biaisés, alimentant un climat de désinformation. Des éditos ont été achetés pour influencer l’opinion publique, anticipant une campagne de dénigrement systématique de la filière électrique et de ses bénéfices supposés.

L’argument du marché inexistant et manipulations des autorités

Les fabricants ont lancé une stratégie pour discréditer la demande pour les véhicules électriques. Ils devaient démontrer que cette demande n’existait pas, que le marché était vide. Un jour, lors d’un déjeuner, John Dabels, directeur commercial de GM, a été approché par deux hauts responsables de la société. L’un d’eux lui a clairement indiqué : « Vous êtes mon pire ennemi. Pendant que nous négocions pour faire annuler la loi, vous, vous prouvez le contraire en utilisant la voiture ! » Dans cette optique, GM a travaillé dur pour attester que la marché était inexistant, tout en tentant d’influencer la législation en sa faveur. La fin de cette stratégie est marquante : en 2001, avec l’élection de George W. Bush Jr., l’administration fédérale a mis fin au programme EV1. La liste d’attente de 4000 personnes enthousiastes – qui avaient loué ces véhicules et en étaient très satisfaites – a été ignorée. GM a préféré fermer ses lignes d’assemblage et démentir l’existence même de cette file d’attente. Les vendeurs ont été licenciés, la voiture invalidée, et GM a en quelque sorte enterré la famille EV1.

Une étape judiciaire et politique pour l’industrie automobile

Dans le contexte, GM, Chrysler, Daimler, Isuzu, et plusieurs concessionnaires locaux ont lancé une action en justice. Leur objectif : faire abroger la législation californienne. La cour a donné raison à la ligne de défense des grands groupes, permettant la suspension (voire l’abrogation) de ces lois d’amélioration de la qualité de l’air. Par cette manœuvre, ils ont favorisé l’émergence de véhicules plus gros, plus polluants, et surtout plus rentables, tels que les SUV. L’État a ainsi proposé des aides financières pour l’achat de gros véhicules, comme le Hummer, qui pouvait bénéficier d’un crédit d’impôt pouvant atteindre 100 000 dollars, rendant leur acquisition quasi gratuite. En comparaison, un véhicule électrique comme l’EV1 ne pouvait en bénéficier que de 4000 dollars d’incitations, une somme dérisoire. GM a ainsi profité de cette situation pour faire disparaître toute trace de son programme électrique, prônant désormais une politique favorable à l’industrie des gros engins polluants.

La fin d’une ère et l’oubli organisé

Les dernières images de cette histoire tragique montrent des véhicules EV1 systématiquement détruits, dans des opérations qui ressemblent à un vrai massacre cinématographique. GM, qui se disait pourtant prête à céder certains exemplaires à des universités ou à des musées, a finalement détruit la majeure partie de cette flotte. Stockés dans une base d’essais en Arizona, la majorité ont été broyés, ne laissant qu’un seul exemplaire en circulation dans le sud de la Californie, qui se faisait poursuivre dans une course de récupération. La scène a fait l’objet d’un film documentaire en 2006, intitulé « Who Killed the Electric Car ? », retraçant cette fin controversée. Ce documentaire dévoile notamment la manière dont GM a voulu anéantir la trace de ses voitures électriques, en orchestrant la destruction de quasiment tous ses exemplaires, à l’exception de quelques rares survivants.

Un dernier hommage et la renaissance inattendue

Le 24 juillet 2003, des amateurs et anciens propriétaires d’EV1 ont organisé un enterrement symbolique dans le cimetière Hollywood Forever, avec un cortège portant le véhicule derrière un corbillard, en signe de protestation contre cette fin injuste. Certains véhicules rares ont toutefois échappé à la destruction, conservés dans des centres de recherche ou des musées, comme celui du musée Petersen à Los Angeles. En 2006, Rick Wagoner, à l’époque président de GM, a reconnu que la décision d’abandonner l’EV1 était l’une des pires de sa carrière, car elle aurait permis à GM de prendre une avance considérable sur ses concurrents dans la filière électrique, qu’il a laissée s’évanouir.

Une surprise en 2025 : la renaissance de l’EV1

Plus récemment, en 2025, une nouvelle étonnante s’est produite : un véhicule EV1, considéré comme définitivement détruit selon les stipulations contractuelles, a refait surface sous une forme inattendue. Après sa mise en fourrière en raison d’un sinistre déclaré par une université américaine, cette voiture a été mise aux enchères et a été vendue à un prix record, supérieur à 100 000 euros. La particularité cruciale ? Elle a été rachetée par un passionné qui, avec des amis, a décidé de la restaurer et de la faire rouler à nouveau légalement. Cette restauration progressive a permis à l’EV1 de devenir probablement le seul exemplaire roulant dans le monde, symbolisant la résurrection d’un symbole oublié de l’histoire automobile électrique.

Sophie Lambert

Sophie Lambert

Née à Colmar et passionnée par les enjeux sociaux et environnementaux, j’ai choisi le journalisme pour donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend pas. Je crois en une presse locale libre, engagée et accessible à toutes et tous.